(les crassiers de Michon, St-Etienne, Loire, cliché emprunté ici.)
Guy Mazurkiewicz s'apprête à fêter ses 70 piges. Enfin... fêter... C'est vite dit ! Très tôt il a été gagné par le désir d'en finir. Mais en finir avec quoi au juste ?
Les réminiscences de la guerre d'Algérie ? L'appel et le rappel sous les drapeaux, les "missions de pacification" et tout le tintouin ne lui ont même pas fait l'honneur de lui ôter un fardeau déjà trop lourd. Pourtant il tenait à postuler au concours du plus beau sourire kabyle de la région. Mais quand on n'a pas de chance, on n'a pas de chance : Guy n'a jamais réussi à attirer l'attention du moindre fellaga. Son camarade de régiment, le sémillant Drouin, non plus d'ailleurs. Lui, c'est le chargeur d'un jeune OAS qui lui a réglé son compte. Les choses sont si mal faites !
L'Algérie, française ou non, il s'en foutait bien le Guy. L'étourdissante diversité des paysages des Aurès ne parvenait pas à constituer un échappatoire à la grisaille des bassins houillers de sa chère cité forézienne. Et pourquoi en aurait-il été autrement ? Il l'aimait bien cette grisaille au fond. Elle, au moins, avait quelque chose de rassurant, de presque chaleureux. Lors des rares périodes d'accalmies (qu'il exécrait plus que tout par ailleurs) il s'amusait à comparer les terres sombres du djebel Mahmel aux crassiers de Michon, les "mamelles de St Etienne", histoire de tuer le temps - à défaut d'autre chose de plus consistant. En vain : c'était plutôt le temps qui le tuait, mais seulement à petit feu, le con ! Et pendant ce temps, le destin demeurait obstinément sourd à ses appels.
Épargné par le destin... La belle affaire ! Trop âgé pour être l'une des victimes directes des affres impitoyables de la crise, Guy s'abîmait dans une retraite aussi morne et monolithique que pouvait l'être le cortège d'infortune formé par les autres rescapés. Les coups de grisou et la silicose - les plus fidèles engeances de la Faucheuse ici-bas - l'avaient snobé, sans même un mouvement d'insolence. Il l'avait bien cherché cela dit, vu qu'en bon rejeton de polak jaune, il était parvenu à décrocher son certif', ce qui lui avait permis d'embrasser une glorieuse carrière de gratte-papier chez Manufrance - carrière qui, en retour, s'offrait tout entière à lui, sans jamais jouer l'effarouchée, elle. Tout le contraire de sa "chère et tendre", dont la seule bonne idée fut de crever prématurément, avant même d'avoir l'opportunité pour le moins funeste d'enfanter, et partant, de devenir parfaitement haïssable. Seul et unique cadeau de ce vieil Harpagon cacochyme de destin ! Il serait donc plus juste de dire que, à cette exception près, ce dernier l'a tout simplement ignoré.
Mais aujourd'hui, le voilà plus paumé que jamais. Cette grisaille, jadis familière, ça faisait déjà belle lurette qu'elle commençait à lui échapper : sa raison d'être foutait le camp, à mesure que les entrailles noires et rouges de sa ville se laissaient bouffer tantôt par une végétation exogène, tantôt par les projets iconoclastes et foireux nés des cervelles malades des Savonarolle de l'hypermodernisme. C'est qu'il aurait volontiers souhaité les voir se balancer au bout d'une corde le long du cours Fauriel, ceux-là. Pour l'exemple ! Quant à la végétation, un bon coup de napalm et tout reviendrait en place.
Au lieu de cela, la quête vespérale du réalgar se voyait condamnée à croupir dans les tréfonds d'une mythologie forcément désuète. Quant aux cheminées, elles ne vomissaient rien d'autre qu'un néant dans le lequel il aurait voulu plonger et disparaître. Les boîtes d'intérim et les succursales de l'ANPE peinaient vainement à emboîter le pas aux anciens vestiges de la Loire industrieuse. De toute façon, la prospérité n'a jamais réellement voulu s'installer en ces terres. Un dernier temple tout de même : le stade Geoffroy-Guichard. Mais, manque de bol, depuis que les polaks avaient déserté le billard, Guy ne goûtait plus aux bouillonnements du Chaudron.
(à suivre...)
AQW.
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