Ça fait trop longtemps qu'il s'emmerde. Pas moyen de trouver ne serait-ce qu'un refuge illusoire. Pas moyen de s'extraire de la ruche bétonnée dans laquelle lui et tous les autres spectres égarés errent tristement. Ah si ! Pendant quelques temps, il s'était adonné à son tour à la coutume locale, puis progressivement nationale, qui consistait à glisser des bulletins pour L'Pen (comme on dit là-bas) dans l'urne, à chaque rendez-vous électoral. Autant de rendez-vous manqués. D'ailleurs, souhaitait-il vraiment qu'ils aboutissent ? L'Pen, c'était son ginseng à lui, ni plus ni moins. Puis il s'en est lassé. Par ailleurs, il n'a jamais été vraiment raciste Guy. Bien sûr, il lui arrive de pester contre "les p'tits bicots" qui braillent jusqu'à point d'heure et enchaînent les conneries, mais pas plus que le vieux Boudaoud - la seule présence humaine qui trouve encore grâce à ses yeux - qui passe son temps à les incendier en blédar du haut de son hublot du 14e étage, même (et surtout) quand ils ne font rien. Lui aussi a donné dans L'Pen d'ailleurs. A cause de quelques soucis de voisinage avec les turcs et les yougos à ce qu'il prétendait ; mais Guy savait bien qu'à l'instar de la grande majorité des abonnés au "vote protestataire", ce n'était qu'un nu et profond désespoir qui motivait son choix. Et c'est bien parce qu'il avait pris conscience de tout ça que, finalement, il n'a plus pris la peine de se déplacer - tout juste allumait-il son poste de télé pour l'occasion, mais c'était surtout pour reluquer la Chazal, qu'il aurait secrètement aimé punir sur le caniveau, histoire de lui parfaire le lifting.
L'Pen, Boudaoud, la Chazal, et même ces satanés marmots à qui il aurait tant aimé sourire - surtout lorsqu'ils s'amusaient à pisser sur le paillasson de "cette grosse truie moustachue" du rez-de-chaussée - si ses zygomatiques ne s'étaient pas à ce point atrophiés ; tels étaient les seuls petits piments de son existence insipide.
Guy Mazurkievicz les fête quand même ses 70 piges. Autour d'une boîte de cassoulet "traditionnel" et d'une bouteille de Vieux Papes. Il aurait au moins aimé s'offrir un belle mort, un suicide qui aurait de la gueule, mais il lui semblait qu'aucune date "symbolique" ne saurait métamorphoser la vieille carne résignée qu'il a toujours été. Alors autant mourir comme il avait vécu. Son horizon s'était figé depuis bien trop longtemps déjà, et il n'était pas question de jouer un va-tout qui lui semblait immérité et stérile. Ajouter du ridicule à de l'insignifiant serait le comble de la vacuité. Et puis, c'est bien connu, le ridicule ne tue malheureusement pas.
C'est alors qu'il se surprend à arborer un sourire franc dont il avait oublié jusqu'à l'existence. Bon sang mais c'est bien sûr ! Il l'a trouvé son cadeau. Ni une, ni deux : il torche le restant de picrate au goulot, se lève, enfile sa robe de chambre miteuse, ouvre puis referme prestement la porte de son cloaque. Il s'engouffre dans le hall et, ô miracle, se voit descendre les escaliers cradingues quatre à quatre, sans même trébucher ni être essoufflé.
Ça y est ! Le v'là rendu. Le lieu de la régénération, la porte du salut ! Notre Guy sort l'attirail avec enthousiasme et lâche les écluses sur le paillasson de la truie, sous le regard médusé - puis les éclats de rire - d'une poignée de garnements habitués des lieux. Ceux-là même à qui il aurait tant aimé sourire, les voilà aussi surpris qu'hilares ! Bien entendu, le raffut ne manque pas d'alerter le bon voisinage. La rombière ouvre sa porte, prête à en découdre une bonne fois pour toutes avec ces "salopards de gris que, si ça n'tenait qu'à elle, elle renverrait au bled dans un bateau piégé qui exploserait en pleine mer", comme elle le pérorait avec la grâce que l'on peut imaginer. Mais voilà, en lieu et place des cibles tant attendues, c'est "l'vieux polak si peu causant" (même si "c'était sûrement encore un youpin qui complotait dans leur dos", comme elle se plaisait à le penser, du haut de toute sa science) qui se trouve au bout du fusil à canon scié que lui avait prêté son dégénéré de fils.
Nul ne saura jamais si ce fut la rage initiale ou la stupéfaction qui s'ensuivit qui servit de bref prélude à la détonation. Mazurkiewicz s'effondra. Rires et cris cédèrent instantanément la place à un silence aussi glacial que les projectiles qui venaient de traverser la poitrine du vieux. Une nuit noire gagna les yeux de tout un chacun, tant et si bien que personne ne prêta attention au curieux sourire, serein et enfantin, qui illuminait enfin le visage parcheminé de Guy Mazurkiewicz. La paix - enfin ! - en guise de second et ultime cadeau du destin.
AQW.
C'est bien écrit votre truc !!!
Rédigé par : Pierre Guillard | 24/02/2005 à 18:57
Tu écris bien, et même très bien. A+
Rédigé par : Pharamond | 26/02/2005 à 14:59
Merci, bien que, sans fausse modestie, ce soit plus une tentative qu'autre chose...
Rédigé par : AQW | 27/02/2005 à 23:51