Ce matin les élèves de 3e de l'établissement où j'ai l'honneur de sévir (je suis payé pour ça après tout ! ha !) ont eu droit à une intervention de deux heures de la part d'un nutritionniste. Alors oui, je ne suis pas sans savoir que la France, à l'instar de la quasi totalité des nations de l'Occident omni- et impotent à la fois, compte de plus en plus d'obèses - et le phénomène est particulièrement inquiétant chez les plus jeunes d'entre nous. Ajoutez à cela que, ces petits saligauds mangent n'importe quoi, n'importe comment, et arrosent le tout à bonnes grosses rasades de sodas divers et variés (dis-je, alors que je suis quasiment incapable de boire autre chose qu'un fameux soda de couleur sombre, très pétillant, bourré de sucres et de caféine et symbole de la peste capitaliste - si ce n'est de l'alcool - et que je ne crache pas, à l'occasion, sur la junk-food).
Que la lutte contre la mal-bouffe soit menée par les autorités sanitaires semble aller de soi. Alors c'est quoi le problème ?
En fait, il y en a deux.
Tout d'abord, vu que l'on a affaire à une cause sanitaire, pourquoi avoir recours une fois de plus à un des épigones contemporains du charlatanisme ? Après enquête, il s'avère en effet que le-dit nutritionniste est aussi médecin que je suis moine shaolin. On appelle donc ça un diététicien, or ces derniers sont à Hippocrate ce que les psychothérapeutes à l'amande sont à Freud. Une vague caution intellectuelle, et le tour est joué, à plus forte raison lorsqu'il s'agit de surfer sur une vague non moins inquiétante que le mal que l'on est censé guérir.
Ce qui m'amène au second problème : le conformisme tyrannique du bien-être. Un bien-être parfaitement normé*, net, sans bavure, "comme il faut", qui a troqué l'eau bénite pour l'eau de javel et qui n'a pas grand chose à envier au culte du corps célébré dans les sociétés totalitaires. Un bien-être pour le bien-être, dont la stérilité évidente est la marque d'une idéologie des plus dogmatiques et sclérosantes. Dès lors, n'est-ce pas la meilleure manière d'entretenir ce qui est censé être combattu, par le biais du phénomène quasi-instinctif de rejet (à plus forte raison chez les adolescents) ?
Attention hein ! Loin de moi l'idée de prétendre que la cause de tous les excès que nous faisons subir à notre corps réside dans un tel dogme, j'affirme juste que, bien loin d'y remédier d'une quelconque façon, une telle orthodoxie ne peut manquer de nourrir son contraire. A titre d'exemple un peu poukrat' - j'en conviens - je m'époumone (c'est le cas de le dire) à faire comprendre aux intégristes de l'anti-tabagie que le fait de fumer n'est rien réductible à un suicide (si, si, je vous jure que certains le pensent, les plus radicaux vont même jusqu'à nous traiter d'assassins, d'ailleurs vous le savez aussi bien que moi). Nous savons bien que nous offrons du terrain au sinistre crabe, tout comme la gras-mangeur sait qu'il s'expose au diabète - nous le savons, mais nous n'y pensons pas. Nous avons tout aussi peur que les autres de la mort, nous souhaitons nous en garder tout autant que les autres, mais cette crainte ne pèse pas à côté du plaisir recherché (et de la dépendance, ok, si vous voulez !) lorsque nous en grillons une**.
En somme, ce "bien-être" et la destruction de soi ne seraient que les deux faces d'une même médaille que je me refuse à porter. Heureusement que tout ce qui fait la vie n'est pas affreusement étouffé dans une idée, aussi "bienfaisante" soit-elle (d'ailleurs il fait partie de mon hygiène de me méfier de tout ce qui prétend être fait "pour mon bien"). Heureusement que le vital se passe de normes décidées a priori.
Alors soit, ce sont (encore) des enfants, et la simplification est inhérente à la pédagogie. Mais, d'une part, rien de ce qui émane de la puanteur de la "mauvaise conscience" ne peut déboucher sur quoi que ce soit de bon et, en outre, il en va de la mission de tout le personnel éducatif d'avoir recours à des sources fiables. Or la brochure qui leur a été donnée par le spin doctor n'avait rien à envier à celles que les témoins de Jéhovah vous tendent avec tant de bienveillance...
AQW.
*“Normer, normaliser, c'est imposer une exigence à une existence, à un
donné, dont la variété, la disparate s'offrent, au regard de
l'exigence, comme un indéterminé hostile plus encore qu'étranger.” Le propos du philosophe et médecin Georges Canguilhem ( in Le Normal et le Pathologique, p. 177) tombe à pic, pour qui tend à dévoiler la plaie de normativisme. Canguilhem allait même jusqu'à dire, fort justement d'ailleurs, que les solutions idéalement souhaitables (en vue du bien érigé en dogme) s'avéraient être - concrètement - les pires remèdes.
**A ce titre, je me demande encore si cette distance par rapport à une telle crainte n'est pas l'une des raisons pour lesquelles les profs les plus sympathiques du collège sont ceux que je retrouve dans la salle fumeur, et ce qu'ils soient fumeurs ou non. Je ne plaisante qu'à moitié. Hin !
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