Notre morne civilisation comporte en son sein quelques poignées d'êtres d'exception, dont le ramage ne saurait se rapporter à un plumage clair et distinct. A l'instar des prophètes authentiques - que notre époque exècre au point de leur offrir l'indifférence plutôt que le martyre - leurs sentences et avertissements peinent à se frayer un chemin, et ne peuvent métamorphoser le troupeau hagard, incrédule et sourd en une assemblée d'ouailles disciplinées et rompues à la dive mission. Hier soir, force fut de constater que l'innommable AQW et son camarade trouvère (celui-là même qui s'obstine à passer de l'ocre au vert, tel un improbable feu de signalisation alimenté à l'éthanol) ne surent s'émanciper du troupeau. Ô abjecte frustration !
Mus par un impératif exclusivement thérapeutique (que l'opprobre et la vilenie soient gravées sur la face des incrédules !), El Güerro et moi-même décidâmes, au sortir d'une sympathique gargote extrême-orientale, de porter assistance à nos appareils digestifs à l'aide de quelques rhums ambrés 5 ans d'âge. Direction un lieu où ni lui ni moi n'avons intérêt à révéler le fond de nos pensées (sous peine d'être assimilés à notre tour à de pitoyables prophètes dégénérés, ce qui serait un honneur indu), mais où la médication est fameuse et servie avec générosité.
Au moment de commander, Il vint à notre rencontre. Appelons-le Saïd - ça tombe bien d'ailleurs, vu que lui-même se présenta sous ce nom. Son aura sentait le vin de table et la psychose, mais l'entrée en matière était dépourvue d'hostilité. Un dialogue s'engagea. Il fut de courte durée : un prophète moderne ne dialogue pas, il soliloque. Et puis, pour être honnête, l'alternance de rictus énigmatiques et d'expressions tysoniennes qui animaient son faciès contribuait à renforcer davantage son aura, et mon statut d'interlocuteur dut céder la place à celui de simple approbateur. Croyez-moi, la sainteté en impose et ne s'embarrasse de douceur que dans les sermons des clercs. Alors j'écoute et tâche d'accueillir la substantifique moelle du propos avec le respect qui lui est dû.
Difficile de synthétiser la sainte-parole. J'ai beau essayer de revêtir les haillons de St Paul, mais rien n'y fait : je doute que mes épîtres voient le jour (peut-être eût-il fallu qu'au préalable, je dégommasse quelque disciple de Saïd, mais n'est pas Saül qui veut, et il me faut me résoudre à ne pas passer par la case "Grand-Persécuteur", tout ça parce qu'aucun épigone de St Etienne - le premier martyr chrétien hein, pas la capitale du Forez - n'a daigné exposer son corps à mon lance-pierres).
Alors je dois me contenter de livrer pèle-mêle les récurrences du discours de Saïd : ce qui compte dans la vie, c'est être un vrai bonhomme... p'tain ! seuls le respect et la sincérité font qu'un homme est un homme, kess' tu crois ??!... garçon, un autre verre !... rien n'est facile... j'ai fait 10 ans de cabane dont 6 à la suite, mais ça c'est ma vie... t'as pas une clope ?... Saddam Hussein est une marionnette, et derrière lui, il y a d'autres filières, et même les mecs de la CIA (chapeau les gars !) ne pourront rien y faire... Faut toujours faire comme ça sinon c'est cuit avec les patates... je suis un pur lyonnais hein faut pas croire !... les mots coûtent cher, très très très cher... faut pas mettre dans la merde ceux qui sont déjà dans la/plein de merde... Et toi, kess' t'en penses ? (question à laquelle je répondais invariablement "oui, c'est sûrement vrai", puis "oui, c'est vrai" après avoir été sommé de répondre à un désarmant "pourquoi sûrement ?", puis tout simplement "ouais ouais" ou "mh mh" lorsque le faciès de Mike Tyson et le rictus de Freddy Krüger se mirent à s'unir).
Sentant que je n'étais pas encore prêt à ouïr toute la vérité, perdu que j'étais dans ce tourbillon dialectique surnaturel, j'entrepris de retourner en mon antre, afin de méditer tout cela au calme. Mais c'était sans compter sur la jalousie mégalomaniaque de mon comparse, qui se mit à argumenter sur les rapports entre réflexion et spontanéité, juste histoire d'attirer l'attention du Messie. Or comme je le disais plus haut : le prophète ne dialogue pas, il soliloque. Foutredieu mais c'est pas vrai ! A quoi ça lui sert d'avoir une culture religieuse comme ac' si c'est pour mieux enfreindre ce terrible invariant !!?? Saïd en fut troublé. Et visiblement, quand Saïd est troublé, il est à deux doigts de te payer un coup à boire en trinquant à la paix globale, ou de te refaire le portrait à coup d'uppercuts, crochets et directs.
"Mais pourquoi tu dis que t'es un instinctif ??! Hein ?? Kess' tu crois, faut avoir un peu plus d'estime pour soi hein !... Là tu te trompes, bonhomme, fais gaffe, hein ! Faut réfléchir hein !" Puis il embraya sur un vibrant hommage au propriétaire des lieux, à gloser sur les affres de la vie et sur sa propre gentillesse ("mais gaffe hein ! derrière chaque gentil il y a un méchant hein !" précisa le prophète). Enfin vint le moment de faire ses adieux. Mais attention, quand Saïd te sert la main, il ne la lâche pas. C'est à toi de le faire, par le biais d'un débrayage définitif mais jamais - ô grand jamais ! - expéditif. Ce qui fut chose faite au bout de quelques minutes - ahh !!! le pouvoir attractif des saintes figures !
Arrivé chez moi, je me mis à méditer, comme promis. Le résultat de cette méditation est sous vos yeux. Je sens poindre la déception dans vos coeurs - et aussi un soupçon d'envie. Ce n'est certes pas tous les jours que l'on a l'occasion de faire de telles rencontres, qui ont tout du miracle. Sachez seulement que si j'avais pu emprunter la voie de la Vérité selon Saïd, mon témoignage n'aurait probablement pu voir le jour - au mieux ! - qu'à l'issue d'un séjour indéterminé au pavillon "traumatologie" d'un des hôpitaux de ma ville. Tu parles d'une consolation ! La préservation de mon crâne me semble bien insignifiante tout à coup, comparé à la Révélation qui me semblait promise.En digne rejeton de ma civilisation, je suis passé à côté du martyre. Saleté de fatalité qui m'a encore refusé le glorieux statut d'élu !
AQW.
tellement ça!!!
bien écrit, de surcroît
Rédigé par : blaise | 26/05/2005 à 17:15
Putain d'époque où on lapide les prophètes à grands coups de mots. Nan, c'est vrai, ça manque de thentique, de cailloux et de caillots mêlés de terre et de morve. Pis c'est pas sincère et ça manque de respect, ya que ça de vrai pour faire un mort.
Rédigé par : wawa | 26/05/2005 à 20:36
"Les premiers seront derniers" comme disait je-ne-sais-plus-qui, le pape espagnol Rioja II ou Khomeyni (enfin un type qu'on a croisé au centre de désintoxication Serge Gainsbourg).
Rédigé par : mégalo-narcissico-mécrénant | 27/05/2005 à 21:41